23 de março de 2008

Pourquoi l'homme a-t-il des droits ?

par Tibor R. MACHAN Professeur de Philosophie à Auburn University (Alabama) La Déclaration d'Indépendance américaine contient une phrase célèbre : "Nous tenons pour évidentes ces vérités, que tous les hommes naissent égaux, qu'ils sont dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables, dont la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur." J'aimerais dans ce qui suit réfléchir sur cette remarque. Je discuterai des raisons qui m'incitent à penser que l'homme a bel et bien des droits, contrairement à ce que disent bon nombre d'intellectuels de nos jours. Pour commencer, notons que le constat de la Déclaration d'Indépendance ne dit pas que ces vérités sont évidentes, seulement que nous les tenons pour évidentes. Tout contexte particulier comporte un certain nombre de faits, de suppositions ou de propositions que l'on accepte comme évidents. Lorsque nous jouons au football, au tennis ou au basket, nous allons tenir pour évidente l'existence des lois de la gravitation ; il n'est aucun besoin de la prouver. De même, nous pouvons supposer que les Pères fondateurs de la République américaine tenaient pour évidente l'existence des droits dont ils parlaient, et ensuite ont décidé d'en faire le fondement de leur jeune société. Ceci dit, qu'ils aient tenu pour évidents ces droits ne signifie pas que nous en faisons autant, ni qu'il le faudrait. L'origine des droits individuels En effet, en philosophie politique la proposition selon laquelle l'homme a des droits (notamment à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur) ne saurait être tenue pour une évidence. L'idée est plutôt le produit d'une réflexion sur l'éthique, la politique, la nature, Dieu, la vie humaine, etc... Je commencerai par une discussion des origines historiques du postulat que l'homme a des droits individuels et naturels. Il est clair que le concept de droits naturels n'est devenu dominant qu'à un moment assez tardif de l'histoire intellectuelle de l'Occident, aux alentours du 16ème et du 17ème siècles (même s'il y en a eu des formes rudimentaires aussi avant cette date). Dans un passage de la Politique, Aristote parle d'un sophiste nommé Lycéphron, qui énonce que l'unique fonction de la loi est "la garantie mutuelle des droits". Il est clair que Lycéphron fut aussi proche que possible de la position libérale classique, ou libertarienne, compte tenu des développements conceptuels visibles en politique à l'époque. Il assignait un contenu minimal à la loi. Aristote s'y opposa en disant que la loi devait encourager la vertu et non uniquement garantir les droits de chacun. Mais l'existence même de cette controverse démontre avec suffisamment de clarté que le concept de droits en tant que limitation de l'agir des gens - et en particulier des Etats - sur les autres, était présent dès Aristote, contrairement à ce que certains auteurs avancent (par exemple Alasdair MacIntyre).(1) Une bonne partie de la jurisprudence du Droit romain contenait des concepts qui aujourd'hui pourraient parfaitement s'analyser en termes de droits individuels et fondamentaux. Mais il ne s'agit pas ici de la nature des droits juridiques ou positifs, mais du contenu des théories politiques. Il faut avancer encore quelques siècles jusqu'à Guillaume d'Occam pour trouver une analyse du droit qui soit à peu près semblable à la pensée libérale contemporaine. Dans notre vocabulaire politique, un droit désigne normalement un "espace" de juridiction exclusive. Cela peut être le droit de décider à qui je vends les poèmes que j'ai écrits, le droit d'utiliser une salle de conférence, le droit d'user de sa propriété, de son corps ou d'une partie de son corps. Avoir le droit = être souverain "Avoir le droit" signifie alors être autorisé à exclure d'autres personnes et à prendre soi-même la décision de faire telle ou telle chose. Si j'ai le droit d'utiliser un magnétophone ou une paire de lunettes, je peux les détruire, les utiliser, les donner etc..., et personne n'est autorisé à m'en empêcher. En d'autres termes, je suis l'autorité en la matière, je suis le souverain. C'est là le sens profond du mot "droit", même dans les philosophies politiques qui ne sont fondées ni sur l'individualisme, ni sur la théorie des droits naturels. Lorsque les gens parlent des droits d'un groupe, cela signifie que personne ne peut priver un groupe de son droit de faire ceci ou de posséder cela, etc... On ne saurait simplifier ni universaliser davantage la notion de droits. Les droits impliquent une certaine délimitation de la juridiction dans laquelle un individu est libre de ses décisions ; personne ne peut l'en empêcher, que ses décisions soient bonnes ou mauvaises. Certes, le concept de droits naturels est plus compliqué et s'insère dans une théorie plus large. Celle-ci répond à la question "D'où viennent les droits, comment les justifier, comment prouver leur existence ?" Lorsque nous parlons de droits naturels de l'homme, la qualification "naturels" est méta-éthique, c'est-à-dire qu'elle passe devant le contenu réel des droits. Elle se réfère à la justification ou à la source de justification de ces droits. Les droits peuvent être conventionnels, spéciaux, juridiques, institutionnels et théoriquement de n'importe quelle origine. Chaque fois qu'on assortit un droit d'un tel adjectif, celui-ci sert à indiquer la source ou le type de justification qui est à l'origine de nos droits. Nous évoquerons dans ce qui suit quelques penseurs qui ont donné des justifications différentes aux droits naturels. Hobbes : le droit de rester en mouvement perpétuel Guillaume d'Occam a caractérisé les droits naturels comme le pouvoir de la "droite raison" (Right Reason). Ce fut probablement la première indication connue de ce qu'avoir un droit signifie avoir le pouvoir ou l'autorité de faire telle chose, sans que les autres puissent interférer avec cette action. Au 16ème siècle, avec Thomas Hobbes, il y eut un léger détournement de ce sens. Hobbes développa une théorie dans laquelle avoir des droits signifiait : avoir le droit de faire X est pour cette chose ce qu'on pourrait raisonnablement anticiper qu'elle fasse. D'après cette conception matérialiste et existentielle, les animaux pourraient aussi avoir des droits, même si Hobbes n'en a pas parlé comme on en discute parfois aujourd'hui. Les hommes avaient des droits dans l'état de nature ; pour Hobbes cela ne voulait pas dire qu'ils avaient une grande liberté de choix, mais plutôt un pouvoir régulier et attendu qui était anticipable par rapport à leur comportement. Puisque la motivation profonde de l'homme est la préservation de soi, on peut s'attendre à ce que les gens agissent essentiellement en fonction de cet objectif ; leur droit de le faire n'est que la contrepartie de leur nature. La pensée de Hobbes a d'autres particularités et elle reste peut-être parmi les moins connues. Puisque c'était un matérialiste et un déterministe très convaincu, certains l'ont appelé le premier philosophe scientiste. Il fut le premier philosophe important à emprunter des propositions aux sciences naturelles naissantes et à les extrapoler pour forger une philosophie intégrale de la nature. Il étendit le regard scientifique au domaine de la morale et de la réflexion politique. Hobbes regarda la nature, y vit l'existence de certaines lois et les appliqua à la vie et à l'organisation politique humaines. D'après Hobbes, les hommes se comportent exactement comme le reste de la nature ; en définitive, les lois du comportement humain ne sont en rien différentes des lois physiques ou biologiques. La vie humaine n'est qu'une forme plus compliquée de comportement, qu'il s'agisse du comportement des molécules, des atomes, des planètes, etc... Lorsque les hommes se trouvent dans l'état de nature - à l'extérieur de la société civile qui, elle, est gouvernée par la loi positive - ils ne bougent que pour se maintenir en mouvement ; c'est l'instinct de survie. Pour Hobbes, le sens de la survie se limitait au maintien de ce mouvement perpétuel. Ainsi, dans l'histoire de la philosophie il se range du côté des grands réduction-nistes : il pensait qu'il était possible de réduire tout phénomène complexe, même la pensée et la perception, au fonctionnement des lois de la physique mécaniste qui apparaissait à cette époque. Cette approche a connu une grande influence et marque encore aujourd'hui un grand nombre d'écoles dans le domaine des sciences sociales, même si l'on commence à la mettre en cause. Au début de ce siècle, la psychologie behaviouriste par exemple était presque entièrement fondée sur les thèses de Hobbes. Son objectif était de réduire la compréhension du comportement des organismes - y compris les êtres humains - au simple fonctionnement de la matière. De même, on a longtemps espéré pouvoir réduire les principes des sciences économiques à ceux de la physique. Puisque Hobbes était un partisan de cette approche physique et scientiste, le fait qu'il ait aussi élaboré une théorie des droits individuels peut surprendre. En effet, à la différence des théories ultérieures du droit naturel, la conception de Hobbes impliquait la possibilité de se conduire comme on le ferait normalement, et non le droit moral d'agir librement. La société civile : l'abandon des droits individuels D'après Hobbes, lorsque les hommes sont entrés dans la société civile, ils ont découvert la nécessité de concevoir un système juridique. Dans l'état de nature, l'exercice constant des droits individuels augmente le nombre de conflits jusqu'au point où la liberté de chacun - c'est-à-dire le comportement attendu des hommes dans un environnement sans contraintes sociales - devient autodestructrice. Des lois (ou des conventions) devaient apparaître afin de coordonner les comportements, tout comme il y a des règles de conduite pour la circulation des voitures. Ainsi, en choisissant la société civile, l'homme abandonne ses droits au souverain (ou au gouvernement civil) afin de mieux préserver ses intérêts et progresser dans la vie. L'ensemble des droits dont jouissaient les hommes dans l'état de nature seraient donc perdus avec l'entrée dans la société civile, et les hommes soumis au gouvernement civil. La seule exception à cette règle était le droit de protéger sa vie contre le pouvoir de l'Etat, si celui-ci la menaçait. Autrement dit, le droit à la vie ("le droit au mouvement perpétuel") précédait toute autorité déléguée. Hobbes fait entendre que la fonction de l'Etat est de protéger les droits des individus. Il ne l'a pas fait aussi clairement que John Locke ou les autres tenants du libéralisme classique ; mais l'idée est bien que l'Etat n'a pas pour but de mener les individus (même s'il est très puissant) mais de les aider à vivre et à s'épanouir. Puisqu'il ne pouvait pas avoir lu les travaux de James Buchanan sur les Choix Publics, Hobbes croyait qu'en déléguant tous ses droits personnels à l'Etat, celui-ci les protégerait d'une manière très efficace. Plus tard, ce point de vue individualiste a progressivement contribué à diminuer l'étendue du pouvoir d'Etat, dès lors qu'il apparaissait - par exemple grâce à Adam Smith - qu'accorder d'importants pouvoirs à l'Etat était préjudiciable pour le bien-être des individus. Locke : les hommes sont libres, indépendants et égaux Le personnage majeur suivant dans l'évolution de la pensée du droit naturel est John Locke. Locke occupe une place particulière dans la philosophie politique dans la mesure où sur des points importants son approche philosophique est très similaire à celle de Hobbes (notamment en épistémologie, dans ses réflexions sur la nature humaine, ses explications de la perception et du lien entre le monde des idées et le monde concret). Locke était, lui aussi, sous l'influence du physicalisme et du matérialisme. Il croyait par exemple que la perception se produit lorsque les sens sont bombardés par les impressions du monde physique. Les idées ne sont ensuite que des copies de ces bombardements, une fois que l'individu en a absorbé assez. Il était empiriste et dans une certaine mesure déterministe dans ses travaux empiriques, ainsi que subjectiviste en éthique. Il pensait que par définition, ce qui donnait un plaisir à l'individu était bon et ce qui infligait la douleur et la souffrance était mauvais. Et, comme Hobbes, il était partisan de l'hédonisme en psychologie, estimant que les gens font automatiquement ce qui leur fait plaisir et évitent les actions qui mènent au contraire. En philosophie politique, il a fait un grand saut. Pour tout dire, les savants ne sont pas d'accord sur ce point : certains pensent en effet que la distance entre sa philosophie générale et sa pensée politique n'est pas tellement grande. Quoi qu'il en soit, Locke soutenait que les individus sont nés libres, indépendants et égaux dans le sens où, au début - avant de pouvoir consentir - ils ne sont les serviteurs ni les maîtres de personne. Lorsqu'ils entrent dans la société humaine, ce qui signifie le plus souvent l'arrivée à l'âge adulte, tout le monde est également indépendant, chaque individu est souverain. Voilà le point de départ de la philosophie politique de Locke. L'individu devient membre de la société humaine à l'âge mûr, à égalité avec les autres sans pouvoir ni autorité sur la vie d'autrui. Cette égalité était déjà présente dans la pensée de Hobbes dans une certaine mesure. Le réductionnisme de Hobbes implique cependant que tout dans le monde est égal ; si l'on applique cette idée pleinement, les hommes et les cailloux valent autant. Hobbes rejoint ainsi certains psychologues qui ne distinguent les hommes des rats que par le degré de complexité de l'organisme (mais non par leur essence). Locke, en revanche, a choisi un point de départ différent pour justifier l'égalité des hommes. A l'origine, tous les hommes sont moralement neutres. Cette notion est déjà présente dans l'épistémologie de Locke : selon la doctrine de la table rase, l'esprit humain à la naissance est vide, sans inclination vers le mal ni vers le bien. L'homme n'est ni supérieur, ni inférieur aux autres. Lorsqu'on recherche ensuite le type de société politique qui correspond à cette théorie de la nature humaine, on peut tout de suite exclure la notion d'esclavage ou du droit divin, où certains hommes ont un droit naturel de commander aux autres. Locke avance au contraire que nous naissons tous égaux au sens moral (ce qui ne veut pas dire que nous sommes tous également grands, beaux et minces). Nous avons tous le même point de départ en tant qu'êtres moraux. (On peut discuter de ce que cette égalité morale défend d'imposer toute autre forme d'égalité.) Voilà la première étape de l'analyse lockienne des droits naturels. En vertu de la nature humaine - qui consiste en cette égalité fondamentale, la liberté négative par rapport à la domination d'autrui - nous pouvons considérer que l'homme possède un certain nombre de droits fondamentaux. En d'autres termes, c'est la nature humaine qui justifie que les hommes doivent être traités d'une certaine façon, faute de quoi ils ont le droit légitime de se défendre contre ceux qui violent leurs droits. D'où l'appellation de droits naturels. La vie, la liberté et la propriété Quels sont alors ces droits naturels qui appartiennent à chaque homme dans sa qualité d'être humain ? Le premier droit naturel pose l'homme en gouverneur absolu de sa propre vie ; ce droit ne peut être repris par autrui que par le libre consentement de l'individu. L'homme a donc une propriété naturelle sur sa propre personne et sur ses possessions. Chaque homme est le seul maître souverain de sa vie. Cette idée figure entre autres dans la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis d'Amérique : tous les hommes naissent égaux et ont droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur. Locke soutenait que chacun est légitimement propriétaire de sa vie, ainsi que des fruits de son travail, produits soit par son labeur, soit par l'échange : c'est la propriété individuelle. Arrivée à la notion de propriété, la théorie lockienne devient plus complexe. D'après ses écrits politiques, au commencement de tout, Dieu a donné aux hommes un usufruit commun sur toutes les choses de ce monde. Les individus peuvent prélever sur ce fonds commun en y mêlant leur travail pour en faire ainsi leur propriété privée. C'est la fameuse théorie de la propriété fondée sur la valeur travail. C'est donc en mêlant mon travail avec les ressources de la nature que je deviens propriétaire : les droits naturels concernent non seulement ma propriété sur ma personne mais aussi sur mes biens et sur les valeurs que j'utilise et fais miennes. Les limites de l'appropriation Toutefois, ces droits d'appropriation privée ne sont pas illimités. Le célèbre "proviso" de Locke explique que la même raison qui dicte aux hommes d'accepter et de respecter la propriété privée leur dicte également certaines limites : le droit du premier occupant du sol ne vaut que dans la mesure où il n'empêche pas les autres de s'approprier ce dont ils ont besoin pour subsister. Nombreux sont ceux qui ont interprété cette réserve comme une limitation majeure de l'approbation absolue que Locke donne par ailleurs à la propriété privée. Mais si Locke explicite son proviso, il n'y a aucun consensus sur le sens pratique de son contenu. Locke a-t-il voulu limiter la propriété par des règles d'exception ? Si oui, pourquoi ? Ou bien faut-il donner un autre sens à cette condition ? Bien sûr, il est possible que Locke ait eu tort de l'énoncer. C'est pourquoi il peut être utile d'explorer brièvement certains aspects de la propriété privée, en particulier l'apparition rare de monopoles absolus sur les biens et services que contient la nature et dont ont besoin les hommes. Les libéraux classiques soutiennent en général que lorsqu'un bien fait l'objet d'une appropriation privée, cela permet d'accroître et même d'améliorer le stock de ressources qui reste à la disposition des autres. Autrement dit, l'institution de la propriété privée tend à conduire les propriétaires à agir de manière à augmenter la valeur de leurs biens. L'échange commercial qui s'ensuit diffuse cette valeur à un grand nombre d'autres personnes. Ainsi, la protection juridique de la propriété privée satisfait pleinement à la condition de Locke : "ce qui reste suffit aux autres, en qualité et en quantité".(2) Ceci semble être une inférence valable, étant donné certaines suppositions sur la nature humaine qui sont au moins aussi anciennes que le commentaire d'Aristote sur les mérites des droits de propriété privés : "Ce qui est à tous n'appartient pas à chacun. Dans ce terme 'tous' il y a une grave équivoque, ce qui entraîne la confusion et non l'accord entre les esprits. En outre, on prend fort peu de soin de ce qui appartient en commun, alors que l'on se soucie au plus haut point de ce qui appartient en propre. De même, l'on se soucie moins d'une chose si l'on pense qu'un autre s'en occupe, comme cela se produit lorsque la main d'oeuvre est nombreuse et peu responsable, alors qu'un personnel réduit mais responsable fera beaucoup mieux." (La Politique, Livre 2) Le mouvement contemporain vers plus de privatisation est souvent justifié de la même manière : la propriété privée tend à être traitée d'une façon plus responsable, plus productive et plus attentive que la propriété commune. D'une manière générale, la prospérité augmente avec l'institution de la propriété privée. Ainsi, il est vrai que l'on invoque parfois la condition (le "proviso") de Locke pour saper le caractère universel et absolu de la propriété privée ; mais cette condition peut aussi être interprétée comme un support de la diffusion de la propriété privée, destiné à étendre son application à tous les domaines de la société et de la traiter comme un droit absolu qui ne doit jamais faire l'objet de compromis. Pourtant, il est des situations exceptionnelles où il est possible d'arguer que Locke aurait aimé suspendre temporairement les droits de propriété. Par exemple, voler de la nourriture pour survivre lorsqu'on se trouve en détresse peut être un acte au moins moralement pardonnable, même s'il ne doit pas être appuyé par la loi.(3) La société civile : gardien des droits naturels Locke pensait que l'unique raison d'être de la société civile et de l'Etat était la sauvegarde des droits naturels. Ces derniers existent bel et bien dès l'état de nature ; les hommes doivent pouvoir bénéficier d'une sphère de souveraineté individuelle avant même d'entrer dans la société civile. Les hommes ont certains droits en vertu de leur nature et de leur interaction, quoi qu'en disent la loi et les autres membres de la société. Or, Locke estimait en même temps que nous ne sommes pas assez forts pour résister face à ceux qui refusent de reconnaître notre souveraineté individuelle ; il existe en effet des personnes qui voudraient nous asservir - des criminels. Certains individus sont incapables de résister à l'invasion, à l'intervention et à l'incursion des personnes qui s'efforcent de nous commander. En conséquence, il serait utile de trouver un moyen de se protéger contre de telles violations de nos droits. Mais dire qu'il faudrait délimiter les sphères d'action des individus ne signifie pas forcément que ceci sera fait. Cela dépendra de notre pouvoir, notre force et de notre volonté d'y parvenir. (Ici, Locke fait du libre-arbitre un postulat qui ne trouve pas de soutien dans son système philosophique plus large !) Une manière d'y parvenir consiste à employer des agents spécialisés dans le travail de protéger nos droits, c'est-à-dire créer un Etat. Il va sans dire que ces agents seront eux-mêmes tenus par ces droits. Par analogie, si j'embauche un garde du corps, il ne pourra travailler pour moi que si 1) il a effectivement été engagé par moi, 2) si notre lien contractuel est fondé sur le respect mutuel de nos droits, et 3) si ses actes en mon nom ne vont pas au-delà de ceux qui me sont autorisés pour protéger mes droits. Ainsi, lorsque Locke pose que le but du gouvernement civil est la protection des droits naturels, il souligne que l'Etat doit voir le jour par le consentement des gouvernés, par le rapport volontaire entre les citoyens et les gouverneurs. Une fois de plus, il nous est précisé que l'Etat doit être le serviteur des individus dont les droits doivent être protégés et respectés non seulement par tous les membres de la société civile, mais aussi par ceux qui sont employés pour les protéger. Le problème posé par la théorie lockienne des droits naturels est que l'hypothèse initiale - le principe d'égalité et de liberté absolues de tous dans l'état de nature - n'a pas été vérifiée. C'est un postulat. Locke a affirmé que les hommes étaient égaux, indépendants et libres : à partir de là, il a pu démontrer l'existence de certains droits, y compris la vie, la liberté et la propriété. Il s'ensuivit que la fonction de l'Etat était de protéger ces droits. Mais il aurait fallu prouver l'exactitude de la prémisse de départ, puisqu'un grand nombre de personnes ne pensaient pas que les hommes étaient égaux, indépendants et libres. Résultat : les droits naturels se sont retrouvés sans fondement. Même les Pères fondateurs américains dans la Déclaration d'Indépendance ont esquivé le problème en affirmant qu'il faut tenir pour évidentes ces vérités que sont les droits naturels. Cela ne doit pas surprendre, puisque cette déclaration était essentiellement un document politique et non un traité philosophique. Enfin, on pourrait y voir la suggestion que même si nous croyons en l'existence de ces droits, nous ne disposons pas d'arguments suffisants pour la prouver. Il en résulte qu'une bonne partie de la philosophie ultérieure, bien que lockienne en épistémologie et en d'autres domaines, n'a pas suivi la philosophie politique de Locke. C'est ainsi qu'au lieu de renforcer la doctrine du droit naturel, l'empirisme britannique l'a affaiblie. En conséquence, si l'on accepte vraiment les fondements philosophiques de l'empirisme, il n'est plus possible de défendre le droit naturel tel quel. Le détournement de la théorie lockienne Permettez-moi de faire une petite digression philosophique. La perspective purement empiriste (qui soutient que toute connaissance provient de nos impressions sensorielles du monde extérieur) se heurte à quelques problèmes. D'abord, cela signifierait que tout ce que je sais se trouve dans mon esprit, mais ne vient pas du "dehors" ; ce que je sais se compose de perceptions empreintes sur ma conscience, mais je ne sais pas d'où viennent ces impressions. Lorsque je regarde un objet, je sais que mon cerveau reçoit une multitude de perceptions sensorielles ; mais est-ce que je peux sortir de mon intellect pour vérifier que mes impressions sont réellement des impressions de quelque chose qui m'est extérieur ? Il s'ensuit que l'idée même d'une nature indépendante ayant ses propres lois, caractéristiques et principes de fonctionnement, devient floue. L'incertitude s'installe quant à la nature des choses qui nous entourent. Jeremy Bentham et John Stuart Mill, empiristes et penseurs libéraux à bien des égards, n'étaient pas des partisans enthousiastes de la doctrine du droit naturel. Quant à Karl Marx, il voyait dans la notion du droit naturel un mythe pratique, sans validité objective, inventé pour rationaliser le régime politique. C'est ainsi que l'idée de droits naturels de l'individu fut progressivement pervertie, même si elle a fortement influencé la Common Law et le droit constitutionnel. Bentham l'a couverte de ridicule en la qualifiant de "non-sens monté sur des échasses". Mill ne lui a donné son soutien que dans la mesure où il l'a utilisée comme outil intellectuel. Dans son ouvrage De la liberté, où par ailleurs il se fait l'avocat d'un grand nombre d'institutions libérales - y compris la liberté de la presse, la liberté religieuse, le libre-échange économique aussi bien qu'au niveau des idées - Mill se sert de la notion de droits individuels comme d'un moyen et non comme fondement théorique. L'utilitarisme : le sacrifice progressif du droit naturel Par la suite, il est devenu plus courant d'utiliser une justification téléologique plutôt qu'un argument déontologique ou de principe pour défendre le droit naturel. Moyennant quoi Mill lui-même finit par faire certaines concessions en matière de droit naturel : il préconise par exemple certaines formes de redistribution de richesses, puisque le plus grand bonheur du plus grand nombre peut être accru par de telles mesures. Autrement dit, il ne considère pas que les droits naturels soient sacrés au point d'exclure l'expropriation de la propriété individuelle à des fins charitables. L'utilitarisme de Mill signifie que les droits individuels peuvent être sacrifiés dans certains cas ; à la différence de Locke, il ne s'engage pas pour un système juridique destiné à protéger les droits naturels, en particulier les droits de propriété. Ceci s'explique probablement par le fait que la théorie lockienne du droit est fondée sur la nature humaine, ce qui présuppose que celle-ci peut être connue. Or les empiristes avaient pour caractéristique qu'ils ne croyaient pas qu'il soit possible de connaître la nature de l'homme. Seule l'expérience humaine peut être connue ; mais puisque l'avenir peut s'avérer très différent du passé, l'expérience ne fait que suggérer ce qui dans la nature est établi, transcendant et continu. Si l'expérience peut ainsi être contestée par l'avenir, il en va de même pour le droit naturel. Par contraste, Locke pensait que la nature humaine possédait certaines caractéristiques stables qui se vérifiaient toujours quoi qu'il arrive ; les droits naturels de l'homme découlent de sa nature humaine à laquelle on ne peut pas échapper. Il arrive ainsi un moment dans l'histoire où les droits n'ont plus la même importance, voire sont regardés comme quelque chose de mythique. Marx par exemple pensait que la propriété privée était utile dans une certaine phase de l'histoire humaine, puisqu'elle permettait une production industrielle importante. Certes, le capitalisme conduisait au gaspillage et à produire beaucoup de choses inutiles, mais il contribuait aussi à mettre en marche des processus puissants qui plus tard le détruiraient. Ainsi, les structures de production ne reflètent pas un principe fondamental de la vie humaine, mais une phase temporaire. Empirisme et positivisme Une fois que nous avons passé ce tournant philosophique - qui s'opère au début de ce siècle - la théorie des droits naturels ne recueille plus aucun soutien intellectuel. Pourquoi ? Parce que depuis environ trois siècles, l'empirisme domine le débat théorique. Au 19ème siècle, l'empirisme a donné naissance à une doctrine élaborée, précise et techniquement avancée, à savoir le positivisme. Dans la philosophie anglo-saxonne, comme dans la philosophie continentale sous l'influence de l'existentialisme, on a fini par laisser tomber l'idée d'une nature immuable qui dépasse et gouverne l'expérience. Désormais, on considère que le monde ne peut être connu que par les manipulations logiques des expériences sensorielles. Cette doctrine a conduit à ce que certains penseurs ont appellé la mort de la philosophie politique, pendant environ 60 années de ce 20ème siècle. Entre l'influence dans le monde anglophone de l'ouvrage de A.J. Ayer, Language, Truth and Logic, publié dans les années 1930 et fondé sur les spéculations philosophiques du Cercle de Vienne des années 20, jusqu'à John Rawls (mis à part les philosophes catholiques et des penseurs comme Ayn Rand), très peu de gens ont eu depuis lors confiance dans la possibilité de connaître quoi que ce soit en politique, encore moins à partir de la nature humaine et des droits de l'individu. Même si les institutions juridiques et le débat politique permettaient dans une certaine mesure d'utiliser ce vocabulaire, il était de plus en plus question de droits de l'homme au détriment des droits naturels. "Humain" est un terme assez vague et ne requiert aucune attribution ou doctrine explicite. Les nouveaux "droits" C'est ce qui explique en partie l'apparition de nouveaux "droits" : soudain, nous avions le droit de lire, d'avoir des vacances, un salaire raisonnable, des soins médicaux, etc... Les stations de radio aux Etats-Unis sont même allées jusqu'à parler du "droit de ne pas être seul", ce qui logiquement exige que chacun ait son esclave personnel pour exercer ce droit. Puisque l'adjectif "humain" est beaucoup plus diffus que la notion de nature humaine, il faut se demander quels sont les droits qu'il peut engendrer. Réponse : pratiquement tout ce qu'on veut, tout ce qu'on désire intensément et dont on peut justifier son besoin auprès des autres, est susceptible de devenir un droit fondamental, garanti par le pouvoir politique. La Déclaration de l'ONU de 1946 ressemble beaucoup à une lettre au Père Noël : il suffit de noter les choses que j'estime que le monde me doit et de les appeler des droits. Cette liste ne connaît pas de limites, puisqu'il n'y a plus aucun moyen de savoir ce qu'est la nature humaine. Nous ne disposons que de ce que la philosophie analytique anglo-saxonne appelle une conception ordinaire de ce que "humain" veut dire. Une telle conception sera évidemment plus influencée par la stupidité ordinaire que par la sagesse. Le résultat est un mélange hétéroclite que l'on nomme des droits ; une fois arrivé aux années 1950, 1960 et 1970, ce débat politisé et non philosophique sur les droits de l'individu autorise chacun à énoncer ses désirs et à les considérer comme des droits. Il suffit de regarder le monde contemporain pour constater que l'usage du mot "droit" ne sert le plus souvent qu'à désigner ce que l'on désire fortement. On pourrait explorer de multiples pistes historiques à cet égard. Je me contenterai de quelques spéculations, avant de continuer d'exposer la position normative du libéralisme classique. Lorsque la guerre du Vietnam est devenue un sujet brûlant pour le mouvement américain pour les droits civiques, le débat s'est considérablement échauffé. L'idée que l'on ne saurait connaître le politiquement juste - qu'un jugement moral ne serait qu'une expression ou une manifestation d'émotion - a fini par céder à la pression de l'opinion publique. Après s'être engagés pour les droits des noirs ou contre l'intervention américaine au Vietnam dans les années 1960, les jeunes sont retournés à leurs salles de conférence pour apprendre de leurs professeurs que leurs protestations n'avaient aucune signification morale. Tout serait une question d'émotion, en quelque sorte. Certains professeurs ont toutefois pris au sérieux les mouvements de protestation et ont révisé leurs propres enseignements. La défense intuitive de l'Etat-Providence mise au point par John Rawls, visant à établir un fondement objectif minimal pour les jugements politiques, est un résultat de ce désenchantement par rapport à l'approche positiviste et émotionnelle de la politique. Ceci dit, il n'était pas encore question des droits naturels de l'individu. Mais on pouvait désormais espérer trouver une justification philosophique pour les jugements politiques et moraux. Pour Rawls, cette justification passait par l'intuition. Dans son discours en tant que président de l'American Philosophical Association en 1976, il a dit explicitement qu'il faut évacuer la réflexion éthique et la politique de la sphère proprement philosophique. Au lieu d'attendre de la philosophie qu'elle apporte un fondement à la réflexion politique, nous devons nous appuyer sur nos intuitions. L'intuition est une connaissance dont nous ignorons les origines. D'après Rawls, l'intuition est la seule justification fiable lorsque nous avons affaire aux problèmes éthiques et politiques. Rawls n'a pas entrepris de développer une doctrine systématique du droit, même si sa philosophie politique laisse une certaine place aux droits, tels le droit à la liberté et au bien-être. D'autres philosophes politiques y ont également contribué. Le professeur Alan Gewirth à l'Université de Chicago a élaboré une sorte de justification kantienne des droits de l'individu. Sa démarche est en partie similaire à celle de certains théoriciens libertariens, tels que Roger Pilon et Jeff Paul. L'approche kantienne n'est pas fondée sur le droit naturel, mais tire les droits individuels de l'idée de l'homme, et non de la conception que la nature humaine peut être objectivement connue. Même un personnage comme Robert Nozick, sans doute le critique principal de Rawls, n'a pas essayé de prouver l'existence des droits naturels. Son livre Anarchy, State and Utopia, publié trois ans après la parution de l'ouvrage de Rawls, A Theory of Justice, traite de manière approfondie des théorie de Rawls. A l'instar de Rawls, Nozick a opté pour l'approche intuitive. Supposons, dit Nozick, que Locke ait raison et que les hommes ont droit à la vie, à la liberté et à la propriété. Traitons ces droits en postulats pour voir à quoi ils mènent quant à la société qui en résulte. Cette société, serait-elle en accord avec nos institutions morales et politiques ? En d'autres termes, lorsque nous imaginons la société libertarienne, est-ce que ses principes de fonctionnement correspondent davantage à nos préférences morales profondes que ce que nous propose Rawls ?

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