par Frank VAN DUN
Professeur de philosophie du droità l’Université de Maastricht
Le Professeur van Dun est l’auteur d’un ouvrage fondamental présentant la
vision libérale des droits. Il dénonce ici les erreurs et déviations conceptuelles
qui ont conduit à faire des droits de l’homme un instrument d’action politique
favorisant l’emprise bureaucratique sur la société et les individus. Il montre
comment la notion des droits de l’homme tels qu’ils figurent dans la Déclaration
Universelle de 1948 illustre parfaitement la crise d’une société dominée par le
déclin du sens du droit.
(Novembre 1998)
Je limiterai ma présentation à une critique de la notion des droits de l’homme tels qu’ils figurent
dans la Déclaration universelle. Ma thèse sera que celle-ci illustre “la crise du droit”, c’est-à-dire le fait qu’aujourd’hui le droit ne semble être qu’une technologie politique sans finalité distincte. Selon
l’analyse que je vous propose, cette crise est la conséquence d’une manière de penser bien moderne,
mais en fin de compte utopique et contradictoire.
La Déclaration Universelle
Ce qui frappe immédiatement le lecteur de la déclaration, c’est que la liste des droits qu’elle
comprend, semble arbitraire et confuse, un mélange de sérieux et de ridicule. On y trouve des phrases
purement rhétoriques,1 des contradictions logiques2 et économiques,3 des droits généralement reconnus
comme tels, mais aussi des choses tout à fait différentes, qu’on a plus tard baptisé “les droits de
l’homme de la deuxième génération”. Parmi ceux-ci on compte “le droit à une nationalité”, “le droit à la
sécurité sociale” et d’autres “droits sociaux” comme le fameux “droit à des congés payés”.
Plusieurs articles énoncent des droits à des biens dont la réalisation coûte cher, sans préciser le mode de
financement. En affirmant le droit aux congés payés, la sécurité sociale et d’autres biens, la Déclaration
impose en fait une obligation “morale” aux États d’en assurer la provision. De toute évidence les États
ne peuvent s’acquitter de cette obligation que par les impôts et la mise en place d’une bureaucratie
énorme. Au nom des droits de l’homme, l’État est autorisé à s’en prendre aux propriétés et aux libertés
de ses sujets.
La crise du droit
N’ayant pas de fondement dans un raisonnement philosophique solide, la déclaration n’a en rien
diminué l’incertitude concernant la notion de droit. Cette incertitude s’est manifestée au moins depuis la
fin du dix-neuvième siècle. Elle n’a cessé de s’aggraver depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Dans le langage contemporain, le mot "droit" n’a presque plus de relation avec la justice, c’est-à-dire le
1 Par exemple, “Tous les êtres humains doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de
fraternité” (art.1), “Toute personne à droit à un ordre social et international tel que les droits et libertés
énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet” (art.28), ou encore le droit “à un
effort national et à la coopération internationale pour obtenir satisfaction des droits économiques,
sociaux et culturels indispensables à la dignité de toute personne et au libre développement de sa
personnalité, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays” (art.22).
2 “Les parents ont le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants”, dit l’article 26
après avoir stipulé que l’enseignement doit être gratuit et obligatoire ou généralisé et ouvert à tous en
fonction de leur mérite, et en faveur des activités géopolitiques des Nations Unies. En plus la
déclaration dit que la liberté de pensée, de conscience et de religion est un droit de l’homme, et que
celui-ci comprend le droit d’enseigner ses pensées et sa religion (art.18)
3 Par exemple, l’article 23, qui affirme le droit au travail, le libre choix de son travail et le droit à un
rénumération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la
dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
respect de l’homme pour ses semblables et les méthodes et techniques pour maintenir le respect mutuel
et rectifier les injustices. Le mot semble plutôt signifier une masse toujours croissante et fluctuante de
règles, décisions et doctrines éphémères. Si à un moment donné, quelqu’un trouve que “le droit” ne
garantit pas la solution désirée d’un problème qui l’agace, il réclame aussitôt un changement des règles
et doctrines en vigueur. Apparemment, "le droit" est le moyen par excellence pour régler tout selon son
désir—une technologie sans finalité qui peut servir n’importe quel maître. C’est comme si, par la
traduction de ses visions utopiques en langage juridique, on espère conjurer l’histoire et recréer les
hommes en sa propre image.
La déclaration ne contredit en rien cette conception du droit. Au contraire, elle a été une
première indication de l’acceptation générale de la doctrine que chacun a droit à tout ce qu’il parvient à
mettre à l’agenda politique. Par son prestige, elle a beaucoup contribué à déclencher un véritable déluge
des droits. La progéniture des droits de l’homme est aujourd’hui innombrable. Si je ne me trompe pas,
on en est déjà à la cinquième génération des droits de l’homme. Depuis cinquante ans, les droits de
l’homme se multiplient comme des lapins.
Voilà ce qu’on a appelé l’inflation des droits, c’est-à-dire la croissance explosive des
prétensions à des bénéfices matériels ou immatériels que l’état ou une autre autorité politique devrait
garantir à ceux qui les réclament. Individus, majorités, minorités, groupes, nations, peuples, races,
cultures, subcultures, enfants, femmes, jeunes, handicapés, allochtones, artistes, intellectuels, pauvres,
victimes de la société, tous ont leurs propres droits économiques, sociaux, politiques et culturels. Il est
difficile de s’imaginer un bien qui n’a pas encore été réclamé par quelque groupe ou mouvement comme
“son droit” ou comme “un droit universel”. Apparemment, on a droit à ce qu’on veut, et ce qu’on veut a
droit d’être reconnu comme un droit universel de l’homme—ce qui explique sans doute les soi-disant
droits de l’environnement, des animaux, de la forêt tropicale, des paysages et des monuments
historiques, et ainsi de suite ad libitum.
La crise du droit se présente en premier lieu sous la forme d’un conflit de droits, le respect d’un
droit n’étant pas compatible avec le respect de tous les autres. De cet aspect de la crise, surtout l’État et
les bureaucraties internationales en tirent un grand profit, puisque c’est à eux que revient la tâche de
résoudre ces conflits par la détermination autoritaire des priorités. En effet, les droits apparaissent ici
comme source de confusion et même de guerre, la politique organisée comme la seule force capable
d’imposer l’ordre et la paix. La déclaration universelle des droits de l’homme fait allusion à cette
implication en mettant au premier rang le droit de vivre dans une société démocratique, et en autorisant
les représentants de “la volonté du peuple” à déterminer l’interprétation et l’application des droits
(articles 21 et 29).
La crise du droit s’est aussi manifestée par une inflation encore plus visible des règles
législatives et administratives, des procédures, formulaires et surtout des bureaucraties à tous les
niveaux de la société nationale et mondiale. Ici la crise se présente sous la forme d’une incertitude
généralisée concernant les conditions dans lesquelles une manière de vivre, une attitude ou un acte sont
permis ou subventionnés, ou par contre frappés de taxes et d’impôts, de sanctions pénales ou
administratives.
Une grande partie de ces règles et bureaucraties est liée de façon directe ou indirecte à
l’administration des droits de l’homme et de leur progéniture de droits semblables. Vue de cet angle, la
déclaration a été une plate-forme pour l’expansion rapide de l’emprise de la politique organisée sur la
société et les individus. Elle a fait des droits de l’homme le prétexte prestigieux pour entamer une
organisation progressive des relations humaines sous le contrôle et la gestion d’une multitude
d’institutions politiques réunies dans un réseau sans frontières. Plutôt que d’affirmer les droits de
l’homme, elle a affirmé la priorité de la politique devant le droit. Être taillable et corvéable à merci,
n’est-ce pas le droit fondamental de l’homme moderne?
Voilà les contours bien connus de la crise du droit et de son rapport avec la déclaration. Il n’est
pas nécessaire d’entrer dans les détails. Passons plutôt à la critique. D’abord il nous faut confronter une
question: Cette crise du droit, n’est-elle pas une chimère? Beaucoup se débarrassent de l’idée d’une crise
du droit en disant que les phénomènes que je viens de noter, ne sont pas symptômes de crise mais
seulement d’évolution. C’est une hypothèse rassurante, mais elle n’est pas soutenable. La doctrine
contemporaine du droit, pour autant qu’elle tente d’absorber les idées de la déclaration, est bel et bien
une rupture décisive avec la notion du droit, tel qu’il a été compris pendant des siècles.
Conceptions du droit
Le principe dont surgissent les droits de l’homme de la déclaration et leur progéniture des droits
à n’importe quoi, semble être que tout homme à droit à la satisfaction de ses désirs. Cette doctrine
radicalement subjectiviste n’est pas nouvelle. Nous pouvons en tracer les racines jusque dans le monde
antique. Pourtant, en Europe occidentale, elle ne s’est manifestée en dehors des groupuscules sectaires et
hérétiques qu’aux débuts des temps modernes, plus précisément au dix-septième siècle, le siècle de
l’absolutisme. En plus elle s’est d’abord manifestée dans les théories des auteurs politiques, qui
s’efforçaient de trouver une justification rationnelle pour ce qui était alors encore un phénomène inouï:
l’État et sa prétention à la souveraineté, c’est-à-dire le pouvoir d’imposer les lois qu’il juge utiles, en
dépit des droits et libertés de ses sujets.
Les théoriciens classiques du droit, par contre, restaient fidèles à la conception objectiviste du
droit, c’est-à-dire à l’idée que le droit est un ordre objectif dans lequel tout homme et toute association
ont le droit d’exister et d’agir pour autant qu’ils respectent le droit. Elle implique que l’homme a droit,
non pas à la satisfaction de ses désirs, mais à ce que Thomas Jefferson a appelé “la poursuite du
bonheur”.
Ce que les deux conceptions ont en commun, c’est le complément nécessaire de tout droit à
quelque chose. Je parle de la liberté d’action. Il est évident que le droit à quelque chose ne vaut rien sans
le droit de faire ce qu’on juge nécessaire ou utile pour produire ladite chose. Ainsi, selon la conception
objectiviste, chaque homme est en droit d’agir selon son propre jugement et sa propre volonté dans les
limites du droit. Il est en droit de gérer sa propre vie, son corps, ses dires, actes et oeuvres—en un mot,
sa propriété.
Selon la conception subjectiviste, par contre, la liberté d’action est le moyen par lequel l’homme
s’efforce de satisfaire ses désirs. Examinons-la de plus près en suivant le raisonnement de Thomas
Hobbes, le premier théoricien de l’absolutisme moderne. Ses idées continuent à fasciner nos
intellectuels, sans doute à cause de leur subjectivisme radical.
La conception subjectiviste et la philosophie politique
Pour Hobbes, le droit naturel d’un homme était de faire tout ce qui lui semble nécessaire ou
utile pour jouir de sa vie—même tuer ou réduire à l’esclavage ses semblables. En effet, c’e n’est qu’en
imposant sa volonté aux autres qu’un homme peut s’assurer de la jouissance de sa vie. Le droit naturel
de l’homme est donc d’être le maître absolu du monde, de prendre la place de Dieu, afin que tout se
passe selon son désir.
Après avoir mis en place cette notion absolutiste du droit de l’homme, Hobbes nous rappelle
aussitôt à la réalité. Il est tout à fait impossible, dit-il, que chaque homme soit le maître absolu du
monde. Une guerre universelle se déclencherait si tout le monde essayait de s’imposer aux autres. La
peur d’une mort violente et la raison nous enseignent qu’il faut chercher un moyen pour empêcher que
les hommes tentent de vivre selon leur droit naturel. Le seul moyen adéquat, Hobbes continue, est que
les hommes consentent à renoncer à leur liberté d’action et se soumettent à la raison et la volonté d’un
seul. Ils doivent s’incliner devant la volonté de l’État et se transformer en fonctionnaires, des êtres
téléguidés par sa loi. Ils doivent consentir à ne plus se comporter en hommes, mais en citoyens.
Par leur consentement, la volonté du souverain devient la volonté des citoyens. En tant que
citoyens, ils ne veulent que ce que l’État leur permet. Alors, ils peuvent tous satisfaire leurs désirs, dont
l’État aura fait des désirs communs ou au moins compatibles. Aucun citoyen ne doit craindre que ses
désirs soient frustrés par les actes indépendants des autres. Le contentement s’achète en renonçant à la
liberté d’action.
Cette façon de raisonner n’est pas unique à Hobbes. Nous la retrouvons chez des auteurs aussi
divers que Platon et Rousseau. À la limite, elle mène à la conclusion que la satisfaction des désirs est la
récompense de l’esclave qui laisse son maître juge du bien et du mal. Cette conclusion dépasse pourtant
les intentions purement politiques des auteurs classiques.
En élaborant leurs théories, ceux-ci n’avaient en vue que le danger que pose l’emploi des
méthodes politiques—la violence, la contrainte et les impôts—pour satisfaire les désirs des hommes
particuliers. Pour eux, l’État n’était nécessaire que pour assurer la paix. Il nétait pas question qu’il
intervienne dans l’emploi des méthodes économiques comme le travail et l’échange consensuel pour
d’autres raisons que la défense de la paix. Le citoyen n’avait pas encore une fonction économique, mais
seulement une fonction politique. Aussi absolutiste qu’elle fût dans le domaine de la vie politique, l’idée
du citoyen n’était pas encore une idée totalitaire, comprenant tous les aspects de la vie humaine.
La conception subjectiviste et le citoyen totalitaire
Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que l’idée totalitaire du citoyen s’est établie comme la
nouvelle orthodoxie des intellectuels. Karl Marx est probablement l’auteur le plus connu et le plus
influent de cette révolution théorique. Il s’est fixé sur l’idée qu’il faut mettre en commun et sous le
contrôle unitaire de la collectivité non seulement les forces politiques—comme l’avait déjà enseigné
Rousseau—mais aussi les forces économiques. Ainsi, croyait-il, l’homme et le citoyen pourraient s’unir
en un seul tout, et l’homme pourrait se passer non seulement des rivalités politiques mais aussi des
rivalités économiques.
Pour Marx, les idées de Rousseau de la citoyenneté avaient bel et bien indiqué le chemin de
l’émancipation de l’homme dans la sphère politique, mais elles s’étaient arrêtées avant de parvenir au
grand but de l’histoire, la libération totale de l’homme. La libération devait selon lui être complétée par
une extension de l’idée de la citoyenneté dans la sphère de la vie quotidienne et économique.
Cette thèse est la conséquence immédiate du gnosticisme fondamental de Marx, c’est-à-dire de
sa conviction que tout ce qui distingue un homme des autres est une entrave à l’épanouissement de la
nature véritable de l’homme—une cause de l’aliénation de l’homme historique par rapport à sa nature
originaire. Les hommes particuliers, comme vous et moi, se distinguent l’un de l’autre par leurs
propriétés privées, leurs professions, leurs familles, épouses, enfants, amis, leurs cultures et leur sexe.
Or, pour Marx, toutes ces distinctions sont des aberrations historiques, provoquant des conflits
interminables dont la seule solution est une révolution totale qui réunira chaque homme avec l’humanité
tout entière.
Il faut donc en finir avec l’homme particulier et libérer l’homme universel des contraintes
imposées par les conditions de la vie en société. Ainsi libéré, l’homme pourrait réaliser les potentialités
infinies de toute l’humanité. C’est la promesse du communisme de Marx. En brisant les chaînes de sa
vie particulière, tout homme s’unira à tous les autres, formant avec eux une communauté universelle où,
selon la phrase célèbre de Marx, “je peux faire ce que je veux, tandis que la société assure la production
générale”.
N’est-ce pas un paradoxe? Ne faut-il pas en conclure que sa libération des contraintes de
l’existence fait de l’homme l’esclave de la production générale? Pourtant, du point de vue de la
philosophie vertigineuse de l’homme universel, il n’y a point de paradoxe. En dépit de son affirmation
persistante de l’unité de l’humanité, elle présuppose en effet un dualisme radical entre l’hommeconsommateur
et l’homme-producteur. C’est précisément par ce dualisme que cette philosophie peut
affirmer en un seul souffle et la libération de l’homme-consommateur, qui a droit à tout ce qu’il veut, et
l’esclavage de l’homme-producteur, qui n’est que simple rouage dans la grande machine de la société
qui assure la production générale selon les directives de la politique économique collective.4 Ce
4 En présentant cette philosophie gnostique comme une présupposition du marxisme, je n’ai pas
l’intention de limiter son application à cette grande débâcle du siècle qu’était l’Union Soviétique. Elle
s’applique aussi, et même dans un plus haut degré, à l’État-Providence de type occidental. Ne
manquez pas la connotation biblique du terme “État-Providence”, qui nous renvoie à ses origines
dans la pensée utopique d’un paradis terrestre sans Dieu. L’État occidental n’a certainement pas
choisi la route stalinienne de la politique économique collective. Il a choisi la route de la gestion
macro-économique, et surtout de la manipulation de la masse monétaire et du crédit, de la fiscalité et
dualisme ne se résout que dans l’utopie du communisme finale où l’homme pourra consommer sans
produire.
Traduisant la pensée marxienne dans le langage des droits de l’homme, nous arrivons à ceci:
“ Chaque homme a droit à tout ce que les pouvoirs réunis de l’humanité peuvent réaliser. ” Nous y
reconnaissons l’esprit de la déclaration universelle et sa progéniture récente: “ Chaque homme a droit à
tout”. Nous y reconnaissons aussi le prix qu’exige ce droit qui ne cesse de provoquer des conflits de
droits et d’élargir l’emprise de la politique et des bureaucraties. On le paie en renonçant à son
individualité et à sa liberté d’action, en devenant ainsi fonctionnaire d’une organisation totalitaire qui
fixe à chacun son mode de sa vie.
La conception objectiviste du droit
Revenons maintenant à la conception objectiviste et classique du droit comme l’ordre
fondamental de la société humaine. Elle se rapporte directement à la nature objective de la société.
Celle-ci est un réseau dans lequel participent d’innombrables individus, tous des êtres distincts et
séparés, capables d’agir selon leur propre jugement et volonté.
Ce réseau peut être en ordre ou en désordre. Il y a désordre ou confusion quand un individu
parvient à faire croire qu’il est l’auteur des dires, actes ou oeuvres d’un autre, ou qu’un autre est
l’auteur de quelque chose qu’il a fait lui-même. Il y a confusion quand un individu traite un autre ou ses
possessions comme s’ils étaient à lui. Dans tous ces cas il y a crime ou injustice: Une personne faillit à
son devoir de respecter les distinctions naturelles et objectives qui définissent précisément l’ordre de la
société dans laquelle elle se trouve face à ses semblables. Alors, on ne peut plus distinguer le coupable
et l’innocent, le débiteur et le créditeur, le malfaiteur et la victime, le producteur et le parasite. L’ordre
de la société est perturbé et les affaires humaines deviennent confuses.5 D’injustice en injustice, la
société se transforme en labyrinthe et mensonge collectif.
La notion objectiviste n’implique pas que pour réaliser son droit, l’homme doive renoncer à
employer les facultés qui lui sont propres par nature. À l’encontre de la conception gnostique, elle
accepte que l’homme ne soit pas un dieu, mais un être irrévocablement naturel, donc mortel, limité,
imparfait, qui ne peut vivre qu’en dehors du paradis.6
Dans la conception classique du droit, le droit de l’homme est bien défini: c’est le droit de faire
tout ce qui n’est pas une cause de désordre dans les affaires humaines, tout ce qui n’est pas injuste
envers d’autres personnes. Pour autant qu’elle accepte les exigences de la justice, toute personne est en
droit de jouir de la plus complète liberté d’action.
La conception classique ne produit pas de conflit des droits. Elle ne fait que noter les
distinctions qui sont dans les choses, dans les faits de l’existence d’une humanité composée d’êtres
distincts et séparés. Elle se rapporte donc à une réalité objective et à la vérité, qui sont communes à tous
la régulation. Il a préféré se servir du système capitaliste en le transposant dans un contexte où ses
institutions fondamentales—la propriété, le contrat, et la responsabilité individuelle—ne sont plus que
des variables dépendantes de la politique collective. On peut se demander si cette tentative n’a pas
conduit à une corruption mutuelle du capitalisme et de l’État, mais c’est une question qui dépasse le
sujet de cette conférence.
5 C’est le cas, par exemple, quand l’État cesse d’être le servite de la justice et commence à gérer la
société comme si elle n’était qu’une propriété. Alors il commence à prendre des uns pour donner aux
autres, à libérer les uns de leurs responsabilités en imposant les risques de leurs actes à d’autres
personnes qui n’y sont pour rien, à criminaliser des actes justes et à légaliser des injustices. Cela n’a
rien à voir avec le droit, même si le prétexte est que l’État n’agisse que pour la plus grande
satisfaction des désirs de ses sujets.
6 Du point de vue de cette notion classique, l’expulsion du Paradis était en fait un acte de justice.
L’homme n’était-il pas devenu “semblable à Dieu” en acquérant la faculté de juger du bien et du mal?
Et la justice ne défend-elle pas à tous, même à Dieu, de tenir en servitude ses semblables? On est
loin des conceptions gnostiques qui animent la conception subjectiviste des droits de l’homme, et qui
fait de lui un être divin à qui tout est possible. On est loin aussi du millénarisme chrétien et ses
promesses d’un retour à la béatitude du premier Paradis.
les hommes. Elle se passe des opinions et des désirs subjectifs, même ceux qui sont proclamés par une
majorité d’électeurs ou des diplomates et conseillers de l’O.N.U.
La conception classique continue à s’affirmer dans la vie quotidienne où l’homme vit parmi ses
semblables. L’adhésion qu’elle continue à y trouver, empêche que la vie quotidienne se transforme en
labyrinthe. Par contre, elle a presque disparu du monde de la haute rhétorique des grandes
organisations, où la société humaine n’est qu’un dossier de statistiques. Là elle a dû céder la place à une
nouvelle conception, qui fait des droits de l’homme des prétextes pour élargir l’emprise de la politique
organisée.
Conclusión
Voilà où nous en sommes. La conception subjectiviste des droits de l’homme, que nous
retrouvons dans la Déclaration, a mis long temps avant de gagner l’adhésion de l’opinion intellectuelle.
Maintenant, elle est devenue dominante. Souvenez-vous pourtant qu’elle a été introduite pour un but
précis, celui d’empêcher l’emploi des méthodes politiques pour d’autres fins que la défense de la paix et
de la liberté—c’est-à-dire la défense du droit objectif de la société humaine.
Comment a-t-elle pu devenir le point de départ d’une justification de l’emploi à grande échelle
des méthodes politiques pour la satisfaction de tous les désirs imaginables? Dans le passé, l’absolutisme
totalitaire, inhérent à la conception subjectiviste du droit, a été tempéré par l’influence de deux forces
formatives de la civilisation occidentale. Je parle de l’orthodoxie judéo-chrétienne et du libéralisme
classique, les deux bastions du droit naturel objectif des hommes.
Aujourd’hui, dans le monde occidental, ils sont tous les deux à peu près complètement
submergés sous les courants gnostiques, dont la philosophie marxiste n’est d’ailleurs qu’une
manifestation. En termes religieux, le gnosticisme nie le donné fondamental de la religion biblique, que
l’homme est un être naturel, donc imparfait et limité. Il affirme, au contraire, la divinité de l’homme, son
droit à la satisfaction totale de ses désirs.
Cette satisfaction est bien sur impossible pour les hommes particuliers, qui se heurtent partout
aux limitations imposées par la nature et l’existence des autres. Voilà pourquoi le gnosticisme finit
toujours par sacrifier l’homme particulier sur l’autel de l’homme universel. Le droit naturel à la liberté
et la propriété, qui marque la condition existentielle du premier est sacrifié pour la plus grande
satisfaction de l’autre.
Le sacrifice restera en vain. Le culte de l’homme universel convient parfaitement à une culture
ou l’estimation exagérée de soi-même masque le manque de respect de soi-même et donc des ses
semblables, mais il ne fait que nourrir la crise du droit en renforçant l’hédonisme et l’indolence des
hommes particuliers. Il renforce l’hédonisme par sa doctrine que tout désir frustré est une preuve
irréfutable d’injustice. Il renforce l’indolence en promettant aux hommes une satisfaction gratuite de
leurs désirs, les délivrant ainsi de la poursuite souvent douloureuse du bonheur incertain. C’est dire qu’il
continuera à multiplier les soi-disant droits de l’homme et les pouvoirs politico-bureaucratiques qui
incarnent pour lui la primauté de l’universel par rapport au particulier.
Frank van DUN
Novembre 1998
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